- Bon. Vous penserez juste à m'en amener une photocopie un de ces jours. J'imagine de toute manière que votre frère qui est un gars sérieux n'est pas assez nœud pour se livrer à ce genre de conneries, vous savez comme moi qu'un truc comme ça, c'est la fermeture de la boîte assurée...
D s'est levé et a attrapé son manteau, ses gestes étaient lents et gras, soudain il m'a semblé faire le double de son poids, il se déplaçait en traînant les pieds, j'ai eu l'impression qu'il occupait la moitié du salon à lui tout seul. Je me suis levé pour le raccompagner. Sous mes pieds le sol déclinait et je sentais chacun de mes nerfs, son niveau d'usure et son espérance de vie : on attaquait la fin ou ça y ressemblait. J'ai ouvert la porte et dehors ça sentait le printemps, ça m'a fait un bien fou cette bouffée d'air froid sans être glacial, franc sans être coupant, c'était comme entrer dans une mer à vingt degrés, une fraîcheur agréable et consentie. On est restés un moment les pieds dans les cailloux à observer la lune et les massifs de plantes. Pour la plupart c'étaient des trucs du coin, arbres aux papillons genêts giroflées, j'avais bien envie d'y ajouter un lilas ou deux. J'ai sorti deux cigares de ma poche et on les a fumés les yeux au ciel et en silence. Le vent du nord se réduisait à presque rien, un courant d'air à peine, mais ça suffisait à porter le bruit de la mer jusqu'à nous, tout sentait l'algue et l'huître et se mêlait au réglisse du tabac. Combe a écrasé son mégot et m'a tendu sa grosse main molle, sa peau était douce et glacée.
- Bon ben, bonne nuit...
Il allait pour partir mais s'est ravisé, j'ai cru que je n'allais jamais pouvoir m'en débarrasser.
-Ça vous dit? Gala de Noël... Ma fille boxe en ouverture...
Il avait sorti un grand ticket bleu de sa poche et me le tendait.
-Ben je ne sais pas. Il y a peut-être d'autres gens autour de vous à qui ça peut faire plaisir. Vos enfants, votre femme ?
Il a fait claquer sa langue contre le palais et m'a collé le billet dans la main droite, personne autour de lui ne s'intéressait à la boxe et il n'avait pas d'autre enfant ni la moindre femme, il n'avait pas envie d'y aller seul alors si je n'avais rien à faire ce soir-là ce serait avec plaisir qu'il m'emmènerait.
- C'est dans dix jours. Si on ne se revoit pas d'ici là, je passerai vous chercher vers dix-neuf heures... Ah et puis aussi, j'oubliais. J'ai lu un de vos bouquins hier. Ne prenez pas cet air étonné. Franchement j'ai trouvé ça pas mal. Un peu geignard mais pas mal.
Sur ce, il a refermé la porte et je me suis retrouvé seul avec mon Cohiba. Tout était calme et très doux, tout baignait dans le satin de la nuit, j'ai fait quelques pas dans l'impasse, à l'étage de la maison d'en face une femme lisait en caressant son chat, dans la baie vitrée de la suivante se reflétait un écran immense, sur un fond vert des types en maillot couraient derrière un ballon, le PSG accusait déjà trois buts de retard, dans celle d'après vivaient des petits vieux qui fermaient leurs volets dès cinq heures, la dernière faisait face au large et les tamaris étaient sculptés par les vents, ils avaient l'air figés en plein mouvement, cheveux en arrière et touchant presque le sol. Je me suis assis sur le banc. Vue d'ici la mer aurait aussi bien pu être un lac. Elle clapotait languide sur le sable tassé, par endroits lissé en miroir, à d'autres opaque et soyeux. Dans le ciel les étoiles se bousculaient, j'ai sorti mon téléphone et j'ai composé le numéro de Tristan. Monsieur Poque marchait dans la neige. Je l'ai écouté un long moment me parler des temples déserts et traversés par le vent, du cimetière des pauvres où se pressaient mille bouddhas de pierre, de l'étang du Daikaku-ji et des paysans courbés dans les rizières, des pavillons de bois et de la forêt de bambous de Sagano, du pont sur la lune à Arashiyama et des lumières d'Osaka. D'un photographe qui ne photographiait que d'immenses étendues neigeuses d'où se détachaient seulement les lignes noires d'une haie, le tracé d'une route, le V noir des corbeaux. Des femmes penchées sur la mousse à la recherche de la moindre épine de pin, des jeunes râtisseurs traçant les lignes des jardins secs. De son voisin au crâne rasé et aux petites lunettes rondes, un prêtre bouddhiste qui souriait tout le temps et le faisait boire en riant des litres de saké, des terrains vagues et des canaux, des voix ferrées à l'abandon, des collines et des joueurs de Patchinko, des brochettes de grenouilles et des couloirs de torii bâtis dans la montagne. Il suffisait de fermer les yeux et je marchais avec lui dans la neige, j'entendais le coassement des corbeaux et la litanie des prières, le minuscule claquement des carpes à la surface de l'eau.
- Et toi ça va, tu t'en sors ?
Sa question m'a brutalement ramené sur terre, m'a fait l'effet d'une douche froide. Je n'aimais pas emmerder
Tristan avec mes histoires. J'aimais qu'entre nous les choses soient légères et douces. Mais quelque chose me disait qu'il était temps de faire face, j'avais assez payé comme ça, j'avais fait front tout seul, le moment était venu de demander grâce ou de l'aide. Alors j'ai répondu non. Non je ne m'en sortais pas, ici j'avais cru trouver un second souffle, un répit, mais le poids était trop lourd, chaque jour apportait son lot d'emmerdes, me cassait le dos, me brisait les membres. Quant aux enfants je ne savais plus quoi faire, ils se contrôlaient mais au fond ils étaient détruits. Quelque chose en eux s'était brisé que rien ne pourrait jamais réparer. On n'y pouvait pas grand-chose, les marges de manœuvre se réduisaient de jour en jour et il fallait se résigner à se tenir auprès d'eux, à les accompagner le moins mal possible, à leur apprendre à marcher avec un trou dans le cœur et du vent dans la poitrine.
-Tristan, je ne t'ai jamais demandé. Qu'est-ce que tu penses toi ?
- À quel sujet ?
- Au sujet de Sarah.
À l'autre bout du fil j'ai entendu un grand silence, juste le craquement de ses pas et de temps à autre, la musique inédite d'une langue étrangère. Je l'imaginais longeant des maisons de bois aux cloisons de papier à flanc de colline, quelques érables rougeoyaient mais la plupart avaient perdu leurs feuilles, elles gisaient comme des taches de sang sur la neige. À un moment j'ai cru entendre gueuler un singe mais je n'étais pas sûr.
- Je ne pense rien, Paul. Je pense ce que tu penses toi. Toi seul peut savoir. J'ai toujours pensé ça tu sais. De l'extérieur on ne sait rien de ce qui se noue entre les êtres, de ce qui se joue dans un couple. On émet des hypothèses, des jugements hâtifs mais au fond on ne sait rien, c'est beaucoup trop profond, beaucoup trop complexe.
- Qu'est-ce que tu veux dire par là ?
-Rien. Seulement qu'il n'y a que toi qui puisses savoir si oui ou non elle a pu te laisser. Vous laisser. Si tu crois que non, que c'est impossible alors je pense comme toi.
- Et sinon ?
- Sinon quoi ?
- Si c'est pas ça. Je veux dire si elle n'a pas claqué la porte... Je sais que c'est ce que tout le monde pense, que je la faisais trop chier, que son boulot l'épuisait, qu'elle sentait les choses se refermer sur elle et qu'elle avait besoin d'air, de se retrouver de vivre pour elle, et toutes ces conneries. Je sais bien que tout le monde pense ça. Ou bien qu'elle s'est barrée avec un type qui la baise mieux que moi et je te cache pas que même ça, ça m'irait. Mais si c'est pas ça.
- Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Si c'est pas ça tu sais bien...
- Oui je sais. Mais les gamins. On ne peut pas continuer comme ça. Je ne sais plus quoi leur dire.
- Faut faire comme t'as toujours fait, Paul. Faut leur dire les choses comme elles sont. On ne sait pas où elle est. Peut-être qu'elle va revenir, peut-être que non. Peut-être qu'elle est morte. C'est là que t'en es. C'est là que les choses en sont.
On a discuté encore un bon moment, j'avais besoin de parler, Tristan longeait une voix ferrée, les trains rasaient les maisons basses et à chaque croisement, j'entendais la sonnerie des barrières qu'on abaisse et qu'on relève. Il était revenu au centre-ville quand j'ai raccroché, il m'a dit au revoir allongé sur la berge de la Kamo, le soleil brillait et à cet endroit la neige avait fondu. Des gamins sautaient de pierre en pierre pour traverser le cours d'eau, certaines avaient une forme de tortue et sur la rive d'en face un homme s'exerçait au trombone. D'où il était il apercevait le Lawson, les types à la caisse étaient déguisés en élan et les filles en mère Noël, là-bas aussi les fêtes approchaient.
J'ai quitté le banc après avoir jeté un dernier coup d'œil à la mer, elle avançait sans faire de vagues, encerclait les rochers les uns après les autres, sans à-coups et silencieuse, inexorable. Chez Isabelle les lampes s'allumaient aux fenêtres. J'ai cogné à sa porte. Elle avait aux lèvres un beau sourire usé et tenait une lettre entre ses mains. C'était son fils, il écrivait de Copenhague.
-Copenhague c'est pas si loin, j'ai fait. Aux dernières nouvelles c'était Valparaiso, Copenhague c'est la porte à côté.
Je ne croyais pas si bien dire, il serait là pour Noël, deux ans qu'il n'était pas venu et il serait là pour Noël, resterait une semaine ou deux elle en pleurait, j'ai essuyé ses larmes avec mon pouce. Je l'ai embrassée et sa bouche était tiède comme sa peau mouillée. Ce soir-là on n'a rien fait sinon s'embrasser, se caresser le dos les épaules par-dessus les vêtements, on n'avait besoin de rien d'autre, rien sinon de se serrer et de s'étreindre. Par la fenêtre je voyais la maison et tout était noir. Les enfants dormaient et la ville aussi, dans la rue toutes lumières éteintes on était seuls, on veillait dans la petite maison blanche et fragile, perdus dans la multitude, noyés dans la masse, au bord extrême du monde. Isabelle a sorti une bouteille de vodka et on l'a descendue au son des quatuors de Schubert, les cordes coulaient comme de l'eau, quand le disque s'est achevé j'ai voulu mettre du piano mais elle a refusé, le piano elle en avait sa claque, le piano elle ne voulait plus en entendre par- 1er, son ex en jouait c'était même son boulot, du jour au lendemain il était parti, il avait pris un billet pour une île du Pacifique, c'était là-bas qu'il comptait vivre sa vie désormais. Elle, elle s'en moquait au fond, elle ne l'avait jamais aimé plus que ça, il l'avait mise enceinte et c'était le gamin qui les avait tenus l'un à côté de l'autre pendant six ans, mais le petit avait méchamment morflé, les premiers mois de temps en temps il lui envoyait une lettre mais ça n'avait pas duré très longtemps, cet enfoiré avait refait sa vie là-bas et tout oublié d'ici, et maintenant son fils avait vingt ans et passait son temps sur les mers à chercher Dieu sait quoi, parfois la vie était tellement prévisible et implacable, suivait des chemins tellement balisés on aurait presque pu en rire, si seulement ça n'était pas si douloureux, si seulement ça ne faisait pas un mal de chien. J'ai remis un quatuor et on a changé de sujet, la gamine de l'hôpital avait retrouvé sa langue mais elle refusait de voir ses parents, ils venaient de Nantes et attendaient du matin jusqu'au soir dans le grand hall en espérant qu'elle change d'avis, c'étaient des gens apparemment très simples et très doux, ils étaient là depuis six jours et se décomposaient à vue d'œil, ils ne comprenaient rien à ce qui se passait, si ça continuait ils allaient tomber en poussière.
L'enterrement a eu lieu dans le cimetière d'à côté, son ex voulait que le gamin puisse le voir autant qu'il le voudrait, maintenant qu'il était mort qu'est-ce que ça pouvait bien foutre ? Le temps était pourri et la lumière pingre, j'ai dû descendre la moitié d'une bouteille de Zubrowska pour pouvoir m'y rendre, l'autre moitié y est passée juste après. Il a plu pendant toute la mise en terre. Des gouttes lourdes et remplies de sable éclataient sur le marbre, l'eau boueuse circulait dans le gravier des allées en pente. Sous les parapluies on n'était pas plus de six ou sept. Combe avait enfilé un vieux costume défraîchi, sa peau s'irritait le long du col, on le sentait légèrement à l'étroit là-dedans. Ses chaussures le faisaient souffrir et à son haleine, j'ai pensé que lui et moi on faisait la paire. Trois types en uniforme se tenaient en retrait, des jeunes gens un peu rouges et empruntés, ils sortaient de l'école et se demandaient ce qu'ils faisaient là, consultaient leurs montres à tout bout de champ. Le collègue du grand était présent lui aussi. En complet noir il paraissait plus sec encore, ravagé par le chagrin il m'avait serré la main sans pouvoir prononcer le moindre mot. Au milieu de deux ou trois inconnus, des amis ai-je supposé, se tenait un vieil homme au teint gris. Grand et maigre il lui ressemblait trait pour trait et tenait un bouquet de fleurs. Il s'est présenté comme son père et lançait des regards épouvantés au gamin. Agrippé à sa mère le petit faisait ce qu'il pouvait. Il regardait partout autour de lui comme on espère de l'aide, un soutien, une solution. Sa bouche entrouverte cherchait de l'air. Mais ce n'était qu'une litanie de tombes grises et de calvaires, des hauts murs semblaient vouloir nous y garder pour toujours. Tout s'est déroulé dans le plus parfait silence. Le crépitement de la pluie sur les cotons imperméables. Le raclement des chaussures sur les graviers. Le bruit des roses sur le bois du cercueil. Seules les voitures nous signalaient qu'au- dehors, la vie battait encore. Personne n'a prononcé le moindre mot. On s'est contentés de regarder le cercueil descendre dans la fosse et d'essayer de tenir debout. Certains y parvenaient moins que d'autres, le gamin et son grand-père s'effritaient, les mains nouées. Autour d'eux l'hébétude dominait, personne ne réalisait vraiment. On a quitté le cimetière en ordre dispersé, l'alcool me faisait une carapace un peu molle, une gangue de coton, les sons m'arrivaient assourdis et la pluie nimbait l'air d'un halo flou. L'instant n'avait pas plus de consistance qu'un ruban de brume. À la sortie je me suis retrouvé face au gosse. 11 était pâle et ses yeux vibraient. S'il voulait venir s'entraîner au sac ou jouer avec Clément il serait toujours le bienvenu, ma porte serait toujours ouverte. C'est tout ce que j'ai trouvé à lui dire, ma langue était pâteuse et le chagrin m'étranglait. Il a hoché la tête et m'a remercié d'une voix tremblante. Avec Alain, j'étais la seule personne à jamais avoir aidé son père. Entendre des mots pareils dans la bouche d'un gamin, c'était vraiment un truc à vous broyer. Je me suis retenu pour ne pas fondre en larmes. Il me tendait son visage d'enfant perdu et j'aurais voulu le prendre dans mes bras et le consoler. Sa mère nous a rejoints accompagnée d'un grand type, il m'a pris à part et m'a tendu sa carte comme à la sortie d'une réunion de travail. Si j'avais besoin de quoi que soit, il ne fallait pas que j'hésite. J'ai jeté un œil au carton et je n'ai pas pu m'empêcher de rire. Un truc nerveux, irrépressible. Juste en dessous du logo Honda, Jean-Luc Grosboul souriait, les cheveux plaqués par trois tonnes de gel. Je me suis excusé et j'ai gagné la rue. Je l'ai à peine entendu me traiter de connard. De l'autre côté des murs, c'était comme sortir d'une pièce close et sans fenêtres. Soudain l'air se remettait à gonfler les poumons, à circuler dans les rues et la pluie vous trempait en moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire. Les bruits eux-mêmes ont semblé retrouver leur texture habituelle. J'ai retrouvé la voiture et ma bouteille. J'ai bu une large gorgée et le liquide sirupeux s'est propagé dans mon ventre et mes bras, je le sentais gagner jusqu'au moindre de mes ongles, me refaire une armure. Je suis ressorti et j'ai marché jusqu'à la mer, je tanguais au moins autant qu'elle, la pluie n'était plus qu'un crachin et m'enveloppait. Sur le front de mer ça soufflait à pleins poumons, j'étais saoul et trempé, je voulais que le vent me ressuscite. J'ai filé droit vers la pointe, les mûriers me griffaient aux chevilles, les ronces filaient ma chemise. La chapelle dominait les flots gris, des verts mouillés la cernaient, où perçaient de maigres bruyères. Mes pas résonnaient sous mon crâne, s'enfonçaient dans la terre spongieuse des sentiers. J'ai mâché des herbes, grignoté des branchages, goûté la terre, sucé des cailloux. J'ai pensé aux enfants, ils étaient à l'école et me manquaient, comme Thomas ils frayaient dans le noir, et rien ne s'allumait jamais vraiment. Ces derniers jours je les avais sentis s'engluer, l'illusion du renouveau avait fait long feu,
Clément arborait en toute circonstance un visage égal et indifférent, et quoi que je lui propose, partie de football ou de cerf-volant, aquarium tortue géante et requin blanc, me gratifiait d'un haussement d'épaules. Quant à Manon elle ne quittait plus mon lit, refusait de s'endormir dans sa chambre et lorsque je la glissais dans ses draps, se réveillait en hurlant. Je veillais toute la nuit sur son sommeil, elle pleurait tout en dormant. Le chemin glissait le long de la falaise, par les rochers on gagnait le sable et les voiliers à fond de cale. J'en ai choisi un blanc et bleu. Mes pieds s'enfonçaient dans la vase et dans certains creux, l'eau m'arrivait aux mollets. Je me suis hissé sur le pont, la cabine était ouverte et minuscule, j'ai sorti ma bouteille de la poche de mon manteau et je l'ai vidée allongé sur la banquette. Des hublots étroits j'apercevais le désert de sable et l'embouchure du havre. La pluie avait cessé et la lumière jaune mangeait le ciel noir en surplomb des eaux vert-de-gris. J'ai fermé les yeux sans dormir et j'ai attendu. Que la marée me prenne et m'emporte. De temps à autre j'y jetais un œil, je la voyais progresser. Bientôt j'ai senti le bateau s'élever. Il voguait immobile et cerné de toutes parts, un vent calme faisait tinter les filins d'acier le long du mât. Douces comme la soie, les vagues faisaient mine de m'emporter. Dans quatre ou cinq heures elles me déposeraient sur le sable et j'aurais le sentiment d'une traversée.
J'ai repris le boulot deux jours plus tard. Pendue au téléphone, Nadine irradiait d'une lumière quasi religieuse. Ses cheveux tombaient sans attache et ses yeux mangeaient son visage, ils avaient dû pousser pendant la nuit. J'ai attrapé le planning du jour, Alex m'avait ajouté un nouvel élève, en quelques leçons il l'avait dégrossi et maintenant c'était mon tour, un gamin de dix-huit ans qui vivait dans le même bloc d'immeubles que Justine. J'ai fini mon café et je suis sorti, le combiné coincé entre l'oreille et l'épaule Nadine a fait clignoter son poing en guise d'au revoir, sa pâleur confinait à l'irréel.
Bréhel m'attendait à l'entrée du camping, c'était son dernier cours et il semblait tendu, on a fait, quelques pas avant de s'y mettre. A l'est de la presqu'île la plage était nue et laissait accessible un rocher. On s'élevait à trente mètres au-dessus de l'eau. On a fumé nos cigarettes tout là-haut, le nez au vent au milieu du ciel. Ça s'ouvrait en variations infinies : rubans de nuages mauves, douche de lumière et rideau de pluie diagonale et jaune, rien ne manquait à l'appel. Au loin, le mélange de bleu intense et de blanc lumineux n'en avait plus pour longtemps, ça cavalait à quatre-vingts kilomètres-heure et sur le sable, de larges bandeaux d'ombre fuyaient vers les pointes, puis le soleil repeignait tout en un clin d'œil, c'était quelque chose de voir avancer la lumière, de suivre sa course folle. À nos pieds la mer tanguait sec, les cormorans s'en foutaient on les voyait plonger sous la surface et remonter quelques secondes plus tard, le cou tendu vers le ciel, où glissaient de minuscules poissons argentés. L'heure tournait, il a fallu s'arracher à tout ça, la voiture nous attendait à l'ombre d'un grand pin, les roues avant enfoncées dans le sable meuble.
- On va faire une simulation d'examen, ai-je annoncé.
Son visage s'est tendu et ses dents ont grincé, ça n'avait pas l'air de lui plaire, un gamin cueilli à froid par un contrôle-surprise. J'ai baissé ma vitre, le vent du large s'est engouffré d'un coup, la mer se refermait peu à peu sur la presqu'île et les dunes dégivraient. Ses mains tremblaient légèrement et sa nuque était raide, je me suis demandé ce qui se passait. Juste avant de mettre le contact, je l'ai vu vérifier l'emplacement de chaque pédale et de chaque commande, on aurait dit qu'il découvrait tout ça pour la première fois.
-On va d'abord se diriger vers le hameau, j'ai dit. Après ça on gagnera la voie rapide par les petites routes. Pour finir on fera un tour dans la vieille ville. Un petit créneau deux trois questions théoriques et ce sera bon. OK ?
J'improvisais, je n'avais aucune idée du déroulement exact des choses, pour ce que j'en savais ça ressemblait vaguement à une leçon, il suffisait de donner quelques instructions et de se taire en attendant la faute. Il avait l'air terrorisé. On s'est mis en route. La chaussée trouée traversait le camping et à l'ouest un grain s'avançait, menaçait de s'abattre d'un instant à l'autre, ça ne servait à rien de s'enfuir. On s'est quand même enfoncés dans les terres. Des chevaux paressaient en surplomb du paysage, dominaient des kilomètres de champs de choux et de pommes de terre. Bréhel conduisait comme un débutant, accélérait débrayait par grands élans brusques, multipliait les erreurs, calait aux stops, omettait de freiner aux croisements. Il s'est mis à pleuvoir. Une pluie dense et serrée, balayée par le vent, noyait le pare-brise.
- Et les essuie-glaces, j'ai fait. C'est en option ?
Bréhel s'est excusé. Ça ne lui avait même pas
effleuré l'esprit.
-C'est rien, j'ai dit. C'est la pression. Vaut mieux que ça arrive aujourd'hui que demain, vous savez.
Il a hoché la tête mais ce n'était qu'une façade, dans trois jours il avait rendez-vous pour un job, commercial pour une boîte de vêtements de mer, sur le logo un marin à casquette fumait sa pipe. À la question : Vous avez votre permis ? il avait répondu, Oui bien sûr, il faudrait longer la côte et visiter chaque station, ce boulot c'était sa dernière chance, il n'avait même plus de quoi payer le mobil-home.
- On vous a remis l'électricité au moins ?
-Oui. Le gérant est revenu plus tôt que prévu. Il s'emmerdait aux Maldives. Fait beau tout le temps. Un pays imbécile où jamais il ne pleut.
Il s'est mis à fredonner la chanson de Brassens et ça a paru le détendre. J'ai pensé à mon père, le samedi après le steakfrites rituel, installé dans le gros fauteuil en cuir il l'écoutait les yeux clos, et quand sa bouche ne souriait pas ses lèvres articulaient les paroles. Parfois il haussait le ton et chantait à l'unisson du maître, il avait une belle voix grave au grain profond et velouté, j'aimais bien l'entendre chanter, installé à la table du salon je finissais un puzzle ou mes devoirs, à la cuisine un gâteau cuisait, qu'on mangerait devant le match, un soleil d'hiver noierait le salon et maman viendrait s'asseoir près de nous, sur l'écran dans son short trop court Jean-Pierre Rives pisserait le sang et la pelouse s'envolerait en grosses mottes de terre humide.
On a rejoint la ville en coupant par les champs, les routes étaient minuscules et trouées, un vrai labyrinthe on aurait pu s'y perdre, parfois ça débouchait sur une ferme et il fallait faire demi-tour, les chiens nous suivaient en gueulant. Pour ce que je pouvais en juger, Bréhel ne s'en sortait pas si mal. On avait laissé tomber cette histoire d'examen blanc et il avait retrouvé son naturel loquace et absorbé. On sombrait, le pays tout entier sombrait, c'est ce qu'il lui semblait et je n'étais pas loin d'être d'accord, quelque chose de moisi avait contaminé l'air, de vieux relents de travail famille patrie, assortis d'une impunité vulgaire, on triait les étrangers comme du bétail, on se gargarisait de quand on veut on peut et d'on a que ce qu'on mérite, on agitait son pognon sous le nez des pauvres, s'ils en voulaient plus ils n'avaient qu'à travailler plus, tout le monde voyait ça c'était comme le nez au milieu de la figure, il y en avait plein les journaux du monde entier mais rien n'y faisait, le peuple hypnotisé s'était laissé engourdir c'était trop tard, Il finirait bouffé le sourire aux lèvres, Et vous verrez qu'il en redemandera. Je l'ai laissé sur la place, il avait trois courses à faire et besoin de marcher. Du ciel de zinc pleuvaient des cordes. Sans parapluie ni capuche, il traversait les gouttes comme si de rien n'était.
Sous l'abribus, emmitouflé dans son keffieh et couvert de minuscules boutons rouge et blanc, le nouveau m'attendait. Ses cheveux mi-longs très noirs s'agrégeaient en mèches gonflées de pluie. Je l'ai klaxonné et il a rejoint la voiture d'un pas lent et paresseux. Tout autour sur les poteaux, les vitres des halls d'immeubles, la vitrine du bar PMU, les cabines téléphoniques, le visage de Justine se reproduisait en couleurs baveuses et taché d'humidité. J'ai jeté un œil à ma fiche, il s'appelait Lucas, son visage étroit et anguleux avait du mal à émerger de son foulard. Ses lèvres ont murmuré un bonjour inaudible. Je l'ai observé régler son siège et les rétroviseurs, conduire n'avait pas l'air de le passionner et je crois qu'à tout prendre, il aurait préféré rester là à regarder les essuie-glaces aller et venir. Il a paru hésiter à enfoncer la pédale d'accélérateur. On est restés quelque temps sans rien faire, de l'autre côté du pare-brise les blocs d'immeubles se gorgeaient d'averse, plus sombres et mornes que jamais. Johnny se hâtait de rentrer chez lui, des poireaux plein le sac plastique. Il marchait les jambes arquées et les pieds en canard, à mi-chemin entre le cow-boy et le marin. À un moment son regard a balayé la voiture et il nous a adressé un signe. Je me suis demandé si c'était moi ou le gamin qu'il saluait comme ça.
- Tu le connais ?
- Oui, un peu. C'est un sale con.
- Ça a l'air. J'avais Justine en cours. Tu la connaissais, elle aussi ?
- Vous parlez déjà d'elle au passé ?
Il avait dit ça avec une telle sécheresse, un tel mépris, je n'ai rien trouvé à répondre. J'étais impardonnable. Moi non plus je ne supportais pas qu'on parle de Sarah à l'imparfait. J'ai décrété le début de la leçon, il a enclenché le clignotant et on est partis cahin-caha en direction du centre commercial. Pour un garçon rendu à sa dixième leçon ce n'était pas brillant : il maîtrisait mal les pédales et éprouvait des difficultés à se situer sur la chaussée. À moins que ce ne fût sous le coup de la colère. J'ai attendu une route droite un peu large pour reprendre la conversation.
- C'est une amie à toi ?
- Qui ça ?
- Justine.
- Oui. Je la connais depuis la maternelle.
Je l'ai regardé du coin de l'œil, avec sa dégaine d'oiseau mazouté son air inquiet ses douleurs muettes il me rappelait quelqu'un, à la fin Caroline dérivait et je ne pouvais plus rien pour elle, j'essayais de la retenir mais les courants étaient trop forts. Elle me revenait parfois au gré des marées, chaque fois plus maigre et vidée, osseuse et sombre, le regard vide. J'aurais voulu la maintenir à quai mais c'était trop tard elle était trop loin, ne rentrait plus souvent chez elle, n'allait plus au lycée, prenait n'importe quoi couchait avec n'importe qui, buvait tout ce qui passait à portée de ses lèvres. Usait ses jours et ses nuits jusqu'à la corde, avec des types plus vieux et accompagnés de chiens faméliques. Elle dormait dans leurs camions, l'été squattait les chapelles ou s'écroulait dans le sable au petit matin. Parfois, rarement, elle m'embarquait avec elle et je restais dans un coin, de grands feux crépitaient sous les étoiles et des types aux cheveux rouges crachaient des flammes avant de s'envoyer des tas de pilules multicolores. Une ou deux fois j'avais vu circuler des seringues. Devant moi, elle n'avait pas osé mais c'était à se flinguer de voir ses yeux briller à ce point en regardant ça. Elle baisait dans les dunes, je me planquais dans les oyats, je ne voyais rien j'entendais tout, je serrais les dents et je chialais. À l'hôpital elle avait l'air complètement perdue, ses parents avaient fini par la traîner là, l'avaient retrouvée à moitié éteinte et noyée dans son vomi, recroquevillée dans le lit de sa petite sœur. Avant d'aller la voir, j'avais ouvert le petit coffre de maman, emballé une broche dorée dans du papier orange, elle avait regardé ça pendant des plombes, fascinée par les éclats et les transparences. Après ça c'était fini, je ne l'avais plus revue. Le lendemain sa chambre était vide. Des mois plus tard je l'avais croisée devant la gare de Rennes, avec trois types elle faisait plus ou moins la manche, elle s'était rasé le crâne ses yeux étaient morts et sa peau translucide. Au revers de sa veste militaire elle portait la broche de maman. À cette époque je ne sortais plus de ma chambre, les lettres du lycée s'empilaient dans mes tiroirs et mes parents faisaient semblant de ne rien voir. Notre petite famille vivait sa vie comme chacun, assis sur son petit paquet de non-dits et sa boule de silence. Maman ne disait rien quand elle trouvait des sachets de shit sous mon lit, et rien non plus quand je ne touchais pas à mon assiette et que les chiottes puaient le vomi. Elle se contentait d'ouvrir les fenêtres et de me trouver un peu pâle ces temps-ci. Je ne m'habillais qu'en noir, ne quittais jamais ma mine intranquille, ne choisissais mes gestes que fragiles et maladifs, et passais mes journées à errer fantomatique dans le parc du lycée, le walkman sur les oreilles rempli de requiem et de Stabat mater, un livre à la main et un carnet au fond du sac que je remplissais de poèmes fébriles. Si je me croisais aujourd'hui je crois que j'aurais envie de me mettre des claques.
- Et qu'est-ce que tu penses toi ? j'ai tenté.
- Qu'est-ce que je pense de quoi ?
Décidément, il avait la manie fâcheuse de répondre à
mes questions par une autre. Je détestais cette manière de louvoyer et de tourner autour du pot.
- Tu sais bien de quoi je parle, j'ai répondu sèchement.
- Qu'est-ce que ça peut vous foutre ?
- Ça m'intéresse, c'est tout. Fais gaffe, il a priorité.
Le type au volant de sa Kangoo a klaxonné trois
petits coups secs puis s'est porté à notre hauteur, le doigt sur la tempe et la bouche ouverte sur un tombereau d'insultes, il avait tout du parfait abruti. Je lui aurais bien répondu mais je devais donner l'exemple, je me suis excusé d'une moue impuissante. Il a accéléré et la bagnole s'est éloignée en queue-de-poisson, dans un grand bruit de moteur usé.
- Je veux dire, c'était le genre à fuguer, d'après toi ?
- J'en sais rien. C'est vrai que c'était pas la joie chez eux...
- Tu veux dire : à cause de Johnny ? Tourne à gauche.
Il a obéi et en quelques mètres on s'est retrouvés en
surplomb de la Rance, la route montait et descendait au gré des vallons, au bord de l'eau les anciens moulins apparaissaient puis disparaissaient, je lui ai dit de s'arrêter un peu plus loin. L'estuaire se déployait calme et doux sous nos yeux, à gauche ça se rétrécissait jusqu'à disparaître, à droite au-delà du barrage, la tour Solidor se noyait dans la brume. Par endroits les sables étaient vaseux et couverts d'herbes jaunies, les marais herbus s'étendaient sur plusieurs centaines de mètres et l'eau s'y affalait comme sur un édredon. On s'est allumé nos cigarettes et on est restés dix bonnes minutes à contempler ça, il ne manquait que la musique il n'y en avait jamais dans ces voitures, plus jeunes avec Alex on était toujours obligés de mettre notre poste sur la banquette arrière.
- Je crois que vous vous trompez pour Johnny et Justine. C'est un gros porc mais il n'oserait jamais la toucher. C'est pas ça le problème.
- C'est quoi alors ?
- C'est sa mère. Justine supporte plus. Il faut voir comment il la traite.
- Pourquoi elle n'est pas allée chez les flics ?
- Sa mère ne veut pas. Elle dit toujours que c'est un accident, que ça ne se reproduira plus mais chaque fois c'est pareil ça recommence.
Après ça il s'est tu, il regrettait de m'en avoir trop dit. Je comprenais ça. Justine n'était pas du genre à se répandre et elle aurait sûrement détesté qu'on livre des pans de sa vie comme ça au premier venu. On a repris la leçon. Je l'ai amené au beau milieu de la circulation. Il n'y avait pas grand monde mais chaque fois qu'on croisait une voiture il faisait un écart, craignait que le conducteur ne dévie sa trajectoire pour venir nous percuter. On a repiqué sur la ville par les bassins, sur les quais le long des entrepôts de tôle des chariots élévateurs Caterpillar allaient et venaient, transportaient des palettes d'un point à un autre. Plus loin des grues déchargeaient du bois. D'immenses planches de sapin attendaient d'être embarquées. Je n'ai rien vu venir, les yeux rivés sur le porte-conteneurs rouge et bleu je n'ai rien vu venir. J'ai juste senti le choc. L'arrière de la 307 était bien enfoncé. Notre capot avant aussi. Ça ne valait rien ces Peugeot. J'ai regardé le gosse il n'arrêtait pas de répéter, J'ai freiné pourtant, je vous jure j'ai freiné je comprends pas.
-Mais non tu n'as pas freiné. Si tu avais freiné la voiture se serait arrêtée tu ne serais pas rentré dans la bagnole de devant.
J'ai défait ma ceinture et je suis sorti, le type au volant n'avait pas l'air commode mais ça allait, souvent j'oubliais que moi non plus. Je persistais à me voir comme un jeune homme timide et chétif, il fallait que je me fasse une raison, que je le veuille ou non j'étais plus proche de l'ours que de la danseuse de ballet. En me voyant le type s'est immédiatement radouci, bien sûr il comprenait, apprendre à conduire ce n'était pas toujours facile, forcément au début il pouvait y avoir un peu de casse. On a rempli les papiers et on s'est tirés, à l'oreille cela ne semblait pas si grave, juste la carrosserie. Alex n'était pas de mon avis.
-Et les doubles commandes c'est pour les chiens Ducon ? Putain c'est pas possible, on ne peut pas te faire confiance.
Je l'ai laissé passer ses nerfs, je le connaissais il montait vite en régime mais ça ne durait pas, au bout d'un moment il redescendait et tout était oublié. Sa tasse à la bouche, Nadine nous regardait amusée, elle a fouillé un petit moment dans son bureau avant d'en sortir un trousseau de clés.
-Tu n'as qu'à prendre la Clio, je vais emmener l'autre au garage.
Elle a jeté un œil à la pendule. J'ai haussé les épaules. J'étais en retard mais ce n'était pas bien grave, Élise m'attendait au chaud dans son manoir anglais, elle devait boire son thé en me guettant derrière les rideaux entrouverts.
J'ai patienté quelques minutes au volant, la maison se dressait sur la roche en falaise, un jardin la dévalait avant de s'interrompre cinq ou six mètres au-dessus du sable. On y accédait par l'arrière, une cour de graviers blonds où jauniraient les mimosas et fleurirait la glycine, sous la tonnelle sommeillaient quelques chaises. Le soleil y projetait l'ombre déformée d'une grille de fer. Tout cela dégageait un charme languide et vieillot, un raffinement exquis, on se serait cru dans un roman anglais du dix-neuvième. J'avais beau lancer des coups d'œil à la porte, Élise ne venait pas. Elle allait être de mauvaise humeur. Elle avait déjà pesté pendant cinq jours en passant de la voiture d'Alex à la mienne.
-Comment voulez-vous que j'y arrive ? râlait-elle. J'ai l'impression de tout devoir reprendre à zéro.
J'ai composé son numéro, j'ai attendu un bon moment, elle n'a pas décroché mais je ne pouvais rien en conclure. J'avais remarqué ça plusieurs fois en allant chez elle : Élise laissait systématiquement son téléphone sonner dans le vide.
- Vous ne répondez pas ? lui avais-je demandé.
- Vous voyez bien que je suis occupée. Nous prenons le café ensemble. Je ne peux pas faire deux choses à la fois.
J'aimais passer du temps chez elle, elle se déplaçait d'une pièce à l'autre en réajustant ses châles, ses mains racées s'attardaient en caresses aériennes, effleuraient le bois des meubles, lissaient la fourrure d'un chat, s'insinuaient dans les branchages d'un olivier. Elle me préparait du thé et nous parlions pendant des heures. En toute circonstance elle affectait ce ton précieux, cette élégance, cette courtoisie et ces manières d'un autre âge. Dans sa grande demeure boisée, remplie de tableaux, de théières, de livres et de plantes vertes je me sentais comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Mon corps, mes vêtements, mon langage, tout me semblait grossier, Martin Eden chez les Morse. De temps à autre, elle posait un disque sur la platine antique, le diamant crachotait un peu, elle n'aimait que Schubert et ça lui allait bien, cette retenue cette dignité, quand j'évoquais Brahms ou Mahler elle haussait les épaules, Ils s'épanchent trop pour moi, disait-elle avant de monter le volume du Voyage d'hiver, un après-midi nous avions écouté le cycle en entier, côte à côte et en silence, les yeux rivés sur la baie lumineuse et déployée, au bout du jardin le sable était rose et les marées d'équi- noxe découvraient des géographies insoupçonnables.
Le portail était fermé, j'ai sonné sans succès, aux fenêtres les rideaux demeuraient immobiles, frissonnaient à peine. Devant la maison d'à côté le voisin examinait sa boîte aux lettres, il en a extrait une dizaine de journaux publicitaires et de catalogues de jouets, Noël approchait il allait falloir que je m'y mette, avec les petits on avait feuilleté tout ça et il n'en était pas ressorti grand-chose, pour résumer ils voulaient tout, à chaque page ou presque Manon s'exclamait, elle ne croyait plus au père Noël mais pour autant, elle avait du mal à se faire à l'idée qu'en la matière les choses soient limitées par mon compte en banque.
- Élise est sortie ? lui ai-je demandé.
Il s'est tourné vers moi et m'a jeté un regard méfiant, visiblement il appartenait à cette large catégorie de gens qui s'effraient qu'on puisse leur adresser la parole et seraient prêts à vous asperger de gaz lacrymogène pour peu que vous osiez leur demander votre chemin.
- Comment voulez-vous que je le sache ? a-t-il marmonné avant de me tourner le dos et de refermer la porte du jardin derrière lui.
Je l'ai regardé grimper les marches du perron, une à une en s'arrêtant à chaque pas, il flottait dans son chandail et son pantalon de velours côtelé marron aurait pu en accueillir six comme lui. Il devait avoir sensiblement le même âge que sa voisine mais paraissait plus vieux d'au moins dix ans, quelque chose dans son maintien et la voussure de ses épaules accusait le passage du temps et signalait l'imminence de la mort. Juste avant d'entrer chez lui il a promené son regard sur la rue. En me voyant il a froncé les sourcils. Je me suis dirigé vers la plage. Des chars à voile circulaient sur le sable humide, viraient à trois cent soixante degrés, se croisaient en vrombissant, sur la digue de vieilles dames en fourrure guettaient l'accident. Leurs bassets frénétiques reniflaient le bitume et levaient la patte au moindre réverbère. Je suis passé au large, sur ma droite un type décollait du sol, rivé à une voile orange et rouge il faisait des bonds de dix mètres et hurlait de plaisir. L'escalier grimpait dans les roches blanchies par les balanes, dans les creux la mer avait laissé des mares où frétillaient de minuscules crevettes, dès que j'approchais elles se planquaient sous les algues prune. Les patelles s'accrochaient même aux marches, les dernières étaient lisses et nervurées, une peau d'hippopotame. La barrière du jardin tenait à peine sur ses gonds, je l'ai poussée et me suis frayé un chemin entre les pierres, le sentier disparaissait sous les herbes et là-haut les chaises gisaient sur le sol, poussées par le vent. Sur la table du salon, deux tasses et une théière argentées nous attendaient Élise et moi, j'ai cogné au carreau, trois chats sont venus se frotter contre la vitre en me faisant les yeux doux mais ce fut tout. J'ai fait le tour de la maison, me suis hissé jusqu'à la cuisine et elle était là, étendue sur le carrelage. Les rosiers grimpants me lacéraient les bras, ma cheville s'est pliée en deux et du sang me coulait sur la joue droite. J'ai ramassé une grosse pierre, la vitre a craqué dans un tintement de cristal, le rebord était constellé d'éclats je m'en suis foutu plein les paumes. Incapable de bouger, visiblement épuisée, Élise a esquissé un sourire.
-Ah vous voilà enfin... a-t-elle murmuré avant de fermer les yeux.
Elle a attrapé ma main et s'est endormie aussitôt, prononcer ces mots lui avait ôté ses dernières forces. J'ai appelé le SAMU, ils sont arrivés toutes sirènes dehors, quatre grands types en uniforme, d'où j'étais je voyais le camion garé sur la plage, dans moins d'une heure les premières vagues viendraient lui lécher les roues. Je les ai regardés grimper les escaliers au petit trot, encombrés de matériel médical. Je les ai fait entrer par le jardin d'hiver, ils m'ont mitraillé de questions, je n'avais aucune réponse satisfaisante à leur fournir, on marchait parmi les débris de verre et la pierre traînait au pied du buffet, visiblement les raisons de ma présence dans cette maison et les conditions de mon entrée les préoccupaient davantage que la santé d'Élise.
- Ça fait combien de temps qu'elle est par terre ?
-Je n'en sais rien, ai-je répondu. Je l'ai trouvée comme ça en arrivant. On avait rendez-vous pour la leçon et comme elle ne répondait pas...
- La leçon de quoi ?
- Je suis moniteur d'auto-école.
- Bon, on va l'emmener.
- Je vous suis ?
-Comme vous voulez. Si vous avez un moyen d'avertir son mari, sa famille.
- Son mari est mort.
- Eh bien, ses enfants.
- Ils n'habitent pas ici, mais je vais voir.
Ils ont placé Elise sur un brancard, ils la manipulaient comme un mannequin. Un masque à oxygène lui couvrait le visage. J'ai fouillé dans le secrétaire en acajou, le carnet d'adresses se cachait au beau milieu d'un paquet d'enveloppes jaunies et d'une nuée de cartes postales. Je l'ai ouvert et la plupart des noms étaient barrés.
- Vous nous suivez ?
J'ai fourré le carnet dans ma poche et nous sommes sortis. Laisser la maison ouverte et dans cet état de désordre inhabituel n'avait rien pour me plaire mais ce n'était pas le moment d'y penser. J'aurais voulu effacer les traces, rembobiner le film et retrouver Élise à la table du salon, boire une gorgée de thé russe en l'écoutant me parler d'Aragon, son mari vénérait ses poèmes il en connaissait des centaines, les déclamait à tue-tête, à tout moment et dans n'importe quel endroit. Il disait toujours qu'elle était « son Eisa » et ça la faisait sourire, ses yeux brillaient encore à ce simple souvenir.
De l'autre côté de la haie, le voisin nous observait. Je lui ai fait signe de rentrer chez lui, ça me débectait qu'il puisse voir Élise dans cet état, gisant sur la toile, les membres mous et reliée à une bonbonne, les cheveux défaits et la robe remontée à mi-cuisses. J'ai suivi l'ambulance l'oreille collée au téléphone, on roulait à tombeau ouvert et au bout du fil aucun de ses enfants ne répondait, j'ai laissé mon nom et mon numéro, j'ai dit, C'est au sujet de votre mère, elle a eu un malaise on la conduit à l'hôpital, et j'ai raccroché. Aux urgences, tout est allé très vite, des tas de gens s'activaient autour d'Élise, elle n'aurait pas aimé ça, ai-je pensé, elle si soucieuse de ne peser sur personne, de n'être un souci pour quiconque, légère comme une plume, présente seulement si on le lui demandait, se volatilisant dès lors qu'on n'avait plus besoin d'elle. Du moins était-ce ainsi que je la voyais. J'ai attendu deux bonnes heures dans un couloir, des hommes en blouse blanche allaient et venaient en m'ignorant. Autour de moi une dizaine de personnes patientaient, dans les bras de sa mère un bébé hurlait et près de la fenêtre un gamin se tenait le bras en pleurant. J'ai sorti mon téléphone et le petit carnet noir. J'ai composé les numéros une bonne dizaine de fois chacun, le nez collé aux vitres donnant sur rien, une étendue d'herbes mauvaises et quelques voitures garées. De temps en temps une ambulance déboulait et vomissait un brancard. Dans le ciel, les goélands tournaient en rond comme des vautours. Le combiné à l'oreille je regardais défiler des peaux flétries et trop pâles, des visages hagards aux bouches entrouvertes. À l'autre bout du fil, les chiens ne faisaient pas des chats, personne ne répondait et les annonces se succédaient, impersonnelles, professionnelles et froides. Je laissais des messages de plus en plus pressants, de moins en moins amicaux, j'en avais plein les bottes. J'ai fini par tomber sur une de ses filles, elle avait bien reçu mes appels mais elle était au boulot, elle ne pouvait pas me parler pour le moment, elle semblait complètement paniquée, on aurait dit qu'elle m'appelait en cachette.
- C'est grave ?
-Eh bien, disons que ce serait peut-être bien que vous veniez le plus vite possible. Elle n'a pas l'air d'aller bien.
Je l'ai entendue prendre une grande respiration, je m'attendais à ce qu'elle fonde en larmes d'une minute à l'autre.
-Mon Dieu... Mon Dieu... Écoutez, je vous rappelle ce soir, je vais voir ce que je peux faire, comment je peux m'organiser, c'est tellement compliqué ces temps-ci, on est en plein rush et tout le monde compte sur moi, je ne peux pas m'absenter comme ça n'importe quand...
Elle paraissait vraiment à bout de nerfs. Je lui ai demandé si elle n'avait pas un moyen de contacter son frère et sa sœur mais pour eux non plus ça n'allait pas être simple : Pierrick vivait à l'étranger et Hélène passait ses vacances en Asie. Elle a raccroché au moment précis où le médecin se plantait devant moi, c'était un homme d'à peu près mon âge mais beaucoup mieux conservé, ses tempes grisonnaient à peine et pour le reste il respirait la santé et la confiance en soi. Sur son passage les filles devaient tomber comme des mouches. Je ne sais pas pourquoi mais je ne pouvais m'empêcher de l'imaginer parfaitement bronzé sur des pistes noires éblouissantes, skiant sourire aux lèvres.
- Bonjour, il a fait, vous êtes le fils de Mme Élise Grindel ?
- Non, mais c'est moi qui l'ai trouvée.
- Vous pouvez me suivre, s'il vous plaît ?
Je lui ai emboîté le pas et on s'est perdus dans un dédale de couloirs et de murs gris-bleu. Aux faux plafonds grésillaient des néons froids. Par les portes entrouvertes se succédaient des corps alités et couverts de pyjamas, parfois assis sur une chaise un proche somnolait et partout les télévisions s'allumaient sur des séries d'après- midi. Je suis entré dans un bureau à l'ameublement minimal, un type à lunettes se grattait une barbe entretenue, il m'a fait un point rapide de la situation, en gros il n'avait aucune idée de ce qui se passait, Élise avait recouvré connaissance mais elle était très faible et semblait souffrir de troubles de la mémoire, sa perception des choses était sérieusement altérée, on allait la garder en observation et lui faire subir toute une batterie d'examens mais il ne fallait pas que je m'inquiète. Il m'a serré la main et je me suis retrouvé seul dans le couloir javellisé. J'ai mis plus d'un quart d'heure à trouver la sortie, dehors il pleuvait et les gouttes avaient un goût de sel, commè si l'eau tombant du ciel avait été puisée dans la mer.
Sur le toit de l'école, deux oies bernaches s'égosillaient. Ce qu'elles pouvaient bien faire là c'était le mystère complet. A l'arrière-plan, le ciel convalescent se remettait à peine. Il s'était déchiré pendant plus d'une heure, et la ville entière avait ployé sous la grêle. Devant la grille une quinzaine de parents patientaient, ils semblaient tous bien se connaître et s'être passé le mot. Personne n'a daigné me dire bonjour ni me regarder autrement qu'à la volée. J'avais passé l'âge de me formaliser pour ce genre de truc. Je me suis posté en retrait et j'ai tendu l'oreille. Pour l'essentiel, il était question du petit Thomas Lacroix et il n'y avait pas grand monde pour s'émouvoir de la mort du grand. J'ai eu subitement envie de vomir. Je me suis éloigné de quelques mètres. Sur le toit les oies bernaches avaient disparu, elles avaient dû rejoindre leurs collègues réunies dans le secteur pierreux de la plage du Minihic, la veille elles s'étaient posées là par dizaines, elles repartiraient dans une quinzaine de jours. Un rayon de soleil s'est extirpé des nuages pour cogner aux fenêtres, un instant tout s'est mis à miroiter. Une ombre noire a traversé la cour, la directrice venait nous ouvrir en personne ce n'était pas si fréquent, j'ai tout de suite flairé l'embrouille. Elle s'est pointée tout sourire et il fallait les voir, tous autant qu'ils étaient, chacun y allait de son petit bonjour mielleux, on aurait dit qu'ils s'adressaient au pape en personne. Quand elle s'est approchée de moi et qu'elle m'a prié de lui accorder un instant, je n'ai même pas été surpris, je n'ai pas bronché ni levé les yeux au ciel pour le maudire, je me suis contenté de traverser la cour à sa suite comme une enfant punie. Par la fenêtre au milieu des autres gamins j'ai aperçu Manon. Elle m'a vu elle aussi et m'a lancé un grand sourire. Ça m'a filé une décharge en plein ventre. C'était comme si je ne l'avais pas vue pendant trois jours, je pouvais ressentir physiquement le manque que j'avais d'elle, un grand trou au creux de la poitrine. Vraiment, je n'avais pas la moindre envie de rester là à parler avec Madame la directrice, si je m'étais écouté je l'aurais plantée là pour aller serrer ma fille et je l'aurais fait valser dans les airs, histoire d'entendre son rire un bon coup.
-Vous avez un peu de temps à me consacrer, Mr Anderen ?
- C'est-à-dire, je suis pressé.
-Je n'en ai pas pour longtemps. Vous me suivez dans mon bureau ?
Je lui ai emboîté le pas sous le regard des autres parents, un instant j'ai eu la sensation de revenir vingt- cinq ans en arrière, convoqué par le proviseur à cause du prof d'anglais, à cinquante ans il sentait l'urine et vivait chez sa mère, on ne se lassait pas de le faire rager. J'avais mis au point mon petit numéro, j'attendais qu'il se retourne pour écrire au tableau et je me sauvais par la fenêtre, puis je longeais le bâtiment et toquais à la porte. Il s'interrompait et me regardait effaré m'installer près de Caroline. Je m'excusais pour le retard et il reprenait son cours, fouillant dans sa mémoire : il aurait juré m'avoir vu assis là-bas au fond dès le début de l'heure. Il nrarrivait de répéter l'opération plusieurs fois et à chacune de mes apparitions, aussi étrange que ça puisse paraître, le doute embrasait son visage. Après ça la moitié des élèves quittaient la pièce, l'autre entamait une partie de poker et il parlait pour personne jusqu'à la fin du cours.
Dans le bureau meublé de placards métalliques flottait une odeur de café réchauffé et de pâtisserie industrielle, côté goûters ça devait s'en donner à cœur joie. Sur la table en formica s'entassaient toutes sortes de papiers et un cube photo où souriaient des enfants qu'on devinait être les siens. Elle tournait le dos à la fenêtre. Typiquement le genre de truc que j'étais infoutu de comprendre. La pièce donnait pourtant sur une pelouse où se dressait un châtaignier immense. Au printemps on y organiserait des pique-niques, Manon m'avait dit ça des étoiles plein les yeux, du doigt elle m'avait désigné un arbre dont les branches tombaient jusqu'au sol, bientôt les feuilles pousseraient si nombreuses qu'on s'en servirait de cabane et sous la voûte verte s'échangeraient mille secrets sans importance. Elle semblait hésitante, visiblement elle ne savait pas trop par quel bout prendre les choses. Pourtant ça n'avait rien de particulièrement complexe : étant donné l'altercation qui m'avait opposé à Mme Désiles, qui avait bien entendu son entière confiance, elle ne serait plus en mesure d'accueillir Manon à la rentrée, il me fallait donc prendre mes dispositions. D'ici les vacances de Noël, elle consentait à l'accepter en classe mais elle n'irait pas au-delà. Elle avait commencé d'une voix tremblante, on aurait dit qu'elle craignait que je lui en colle une mais ça n'avait pas duré, le plaisir mesquin d'avoir prise sur la vie d'autrui, de produire une quelconque forme d'autorité avait raffermi son ton et sa gestuelle, en moins d'une minute elle avait retrouvé son naturel pète-sec et sournois. Je me suis levé sans rien dire. Une cafetière traînait sur un chariot à roulettes, au milieu de deux piles de gobelets écrus et d'un paquet de sucre. Je l'ai saisie et j'ai renversé son contenu sur le bureau. Toutes les feuilles ont viré au marron. Elle est restée sans réaction. Je lui ai dit au revoir et je suis sorti d'un pas tranquille. Quand la porte s'est ouverte deux dames de service ont pris un air gêné. Elles avaient suivi l'entretien l'oreille collée à la porte, et aux regards que me lançaient certains parents j'ai compris qu'ici les nouvelles circulaient vite, pour changer j'étais le paria de service, ça m'a rappelé des tas de choses, l'école, le boulot, toute ma vie quoi. J'avais l'habitude, je ne me suis pas attardé, les gamins m'attendaient et je leur avais promis la fête foraine. J'ai récupéré Manon, elle était bien sagement assise sur son petit banc au milieu de ses camarades, elle tenait par la main sa voisine, toujours la même petite blonde au sourire malin, elles discutaient de je ne sais quoi et avaient l'air de bien s'entendre, ça m'a déchiré le cœur de voir ça. Les choses avaient été suffisamment douloureuses avec Hannah. Elle m'en parlait tout le temps et on lui avait envoyé des tas de lettres, elle avait répondu à la première mais pas à la seconde et chaque jour en rentrant, Manon me demandait si elle avait reçu du courrier. Son regard triste quand je lui annonçais que non en disait long sur sa déception. Quand elle m'a vue, elle a lâché la main de sa copine, un grand sourire a illuminé son visage. Avant de me rejoindre elle est allée embrasser la mère Désiles, ainsi que le faisaient tous les autres, elle n'était pas rancunière, ai-je pensé, ça m'étonnait toujours cette capacité qu'ont les enfants à oublier, redonner sa chance à qui ne la mérite pas.
Clément nous attendait près des grilles, il lisait debout indifférent à ce qui l'entourait. J'ai dû prononcer son nom plusieurs fois avant qu'il ne revienne au monde réel, ses camarades passaient près de lui sans un au revoir ni le moindre regard, ça faisait maintenant trois semaines qu'il avait repris l'école mais son isolement demeurait le même, parfois le soir venu je m'aventurais sur ce terrain et n'en récoltais rien. Non il ne s'était pas fait d'amis. Non personne ne lui adressait jamais la parole mais ce n'était pas grave, il n'avait pas envie de leur parler ils étaient trop gamins. Tout cela ne me disait rien de bon, Si les garçons sont trop cons va voir du côté des filles, lui disais-je, mais il était trop timide, il n'osait pas les aborder ni se mettre à leur table. Lui et moi on se ressemblait c'en était presque inquiétant, je ne savais que trop bien où tout cela pouvait mener. Seule Sarah m'avait sauvé des sables. De sa main fraîche elle m'avait tiré vers le ciel. Dans son sillage j'étais venu au monde. Pour de bon cette fois. C'est ce que je m'étais dit alors.
Tout sentait le graillon, les crêpes et la barbe à papa. Des gens circulaient dans les allées, on se demandait d'où ils pouvaient bien sortir, certains jours la ville semblait vidée de ses habitants, on pouvait marcher des heures sans croiser personne. Des haut-parleurs s'élevait la voix grotesque des forains. Régulièrement des hurlements hystériques venaient couvrir la musique, on levait la tête et des nacelles fonçaient dans le vide, tournaient sur elles-mêmes à des allures inquiétantes. À l'intérieur les visages oscillaient entre rire et terreur. Les gamins étaient aux anges, Manon me tenait la main et Clément avait glissé la sienne dans celle d'Isabelle, on l'avait retrouvée dans un café, elle lisait son journal près d'une grande cheminée où dansait un feu mourant, au comptoir des balançoires suspendues au plafond faisaient office de chaises et des centaines de poupées recouvraient les étagères. Ces derniers jours elle ne vivait plus que dans l'attente, Gaël par-ci Gaël par-là elle parlait de son fils à tout bout de champ. Ses yeux flambaient, l'embrassant on croyait souffler sur des braises et la fatigue n'avait plus de prise. Après un chocolat on s'était plongés dans l'alignement d'attractions détrempées : tir à la carabine autotamponneuses maison des horreurs manèges divers rien ne manquait.
Manon rêvait aux monceaux de peluches qui s'entassaient derrière les vitres. J'ai mis une pièce. La pince était trop molle pour accrocher la tête de Shrek. La petite a commencé à pleurnicher. Je n'y pouvais pas grand-chose mais je n'avais aucune envie de la décevoir. J'ai claqué six euros et l'ogre vert a fini par se laisser suspendre, Manon ne l'a plus lâché de la soirée. De son côté, Clément s'était adjugé un petit poste de radio en dégommant des boîtes de conserve à l'aide de balles de cuir remplies de sable. Après ça on a fait équipe lui et moi, fusil à l'épaule les ballons éclataient les uns après les autres, Manon nous regardait éblouie, la bouche couverte de fils de sucre mauve. On avait l'air fin avec notre Bart Simpson géant. Le jour déclinait et les bassins viraient au rouge, les chalutiers s'ombraient aux abords des entrepôts et les grues mutaient en animaux étranges. Les manèges étincelaient, parés d'étoiles et de strass. Dans leurs cabines, des types aux dentitions partielles fumaient en délivrant des tonnes de tickets, je me suis présenté à l'un d'eux, Clément avait jeté son dévolu sur un tourniquet sophistiqué, on s'asseyait dans un engin blanc clignotant, ceintures bouclées le manège se mettait en marche, d'abord il tournait juste à pleine vitesse et on faisait moins les malins mais on n'avait encore rien vu. Une voix annonçait le début des choses sérieuses et on n'avait pas le temps de frémir qu'on se retrouvait déjà la tête en bas, pris dans un mouvement d'aspiration qui me rappelait mes rêves de mort, souvent je me réveillais en sursaut avec le sentiment qu'on venait de me sucer l'intérieur, que je m'étais retiré de moi-même emporté par un souffle extraordinaire. On est ressortis de là le ventre à l'envers et parfaitement livides. Pendant plusieurs minutes, le sol a tangué. Clément a voulu me faire goûter sa gaufre et j'ai failli la vomir. Je n'avais plus l'âge pour ces conneries. J'ai laissé ma place aux autotamponneuses, je me suis contenté de payer et de regarder le spectacle avec Manon. Isabelle et Clément ont pris une voiture chacun, la sono diffusait des chansons de variétés à la mode, pour la plupart je ne les avais jamais entendues et je ne m'en portais pas plus mal, Sarah se foutait toujours de mon incapacité à m'adapter à des environnements sonores hostiles : Tu ne voudrais quand même pas qu'ils passent Léonard Cohen du matin au soir, plaisantait-elle entre deux rayons d'un supermarché ou au comptoir d'un café, assise sur une chaise en plastique où l'on patientait tandis que, juchés sur des chevaux de bois, les enfants tournaient sans fin.